LE PRINTEMPS SILENCIEUX

La fourmi en question, insecte à la piqûre cruelle, paraît être entrée aux États-Unis, en provenance de l'Amérique du Sud, par le port de Mobile dans l'Alabama, où on l'a trouvée pour la première fois vers 1919. En 1928, elle s'était répandue dans les faubourgs de Mobile, et depuis elle envahit progressivement les États du Sud. En une quarantaine d'années de présence, cette fourmi n'avait guère fait parler d'elle. Lorsqu'elle était très abondante on la trouvait gênante, parce que ses nids énormes, des monticules hauts de 30 centimètres et plus, gênaient le travail des machines agricoles. Deux États seulement la plaçaient sur la liste des 20 insectes les plus fâcheux- et encore était-ce en queue de la colonne. Ni les fonctionnaires, ni les particuliers ne la considéraient comme dangereuse pour les récoltes ou le bétail.

Extraits de "Le printemps silencieux", de Rachel Carson (1968), Livre de poche. Silent Spring, 1962, réédité en 1994 aux États-Unis avec une préface du Vice-Président Al Gore.

L'attitude officielle vis-à-vis de cet insecte a brusquement changé avec l'apparition des substances chimiques à haute toxicité. En 1957, le ministère de l'Agriculture a lancé une des plus remarquables campagnes de propagande de son histoire. La fourmi est devenue l'objectif de communiqués officiels, de films, d'articles de revues inspirés par le Gouvernement; le malheureux insecte s'est vu transformé en croquemitaine de l'agriculture méridionale, tueur d’oiseaux, de bétail, et même homicide. Une immense opération a été annoncée, au cours de laquelle les autorités fédérales, en coopération avec les 9 États victimes de ce fléau, allaient traiter 8 millions d'hectares. " Les fabricants de pesticides américains semblent avoir trouvé dans les campagnes de désinsectisation à grande échelle... un filon de première grandeur " a écrit plaisamment un journal commercial en 1958, quand l'opération " Fourmis " a pris le départ.

Jamais campagne pesticide n'a été maudite avec plus de vigueur et plus de raison par tout le monde, à l'exception des bénéficiaires du " filon ". C'était le type même de l'opération mal conçue, mal exécutée, et nuisible; elle a fait perdre au ministère de l'Agriculture la confiance du public, et a coûté‚ si cher en dollars et en vies d'animaux, qu'il est inimaginable que des fonds lui soient encore consacrés. Le projet a été approuvé par le Congrès sur la foi d'arguments dont l'inexactitude a été prouvée parla suite. En premier lieu, la fourmi a été accusée de menacer l'agriculture parce qu'elle ruinait les récoltes, et tuait des animaux utiles, en s'attaquant aux nids d’oiseaux. En second lieu, sa piqûre a été déclarée dangereuse pour l'homme. Qu'y a-t-il de vrai dans tout cela ? Les déclarations des représentants du ministère de l'Agriculture chargés d'obtenir les crédits nécessaires à la lutte insecticide, ne concordent pas avec le dire des principales publications de la même administration. Le bulletin de 1957 intitulé : " Conseils pour l'emploi de l'insecticide dans la lutte contre les insectes attaquant les récoltes et le bétail " ne mentionne même pas notre fourmi. Curieuse omission, si le ministère a foi en sa propre propagande! Qui plus est, l'Annuaire encyclopédique de 1952, le Yearbook, consacré aux insectes, accorde tout juste un petit paragraphe à la fourmi, sur les 500 000 mots de son texte. Une étude soigneuse, effectuée à l'établissement expérimental agricole de l'Alabama, l'État le mieux renseigné sur la fameuse fourmi, contredit les assertions du ministère. " Les dommages causés aux plantes en général sont rares ", disent les experts de l'Alabama. Le docteur F. S. Arant, entomologiste de l'Institut polytechnique de l'Alabama, et président en 1961 de la Société d'Entomologie d'Amérique, a déclaré que sa division n'avait pas entendu parler depuis cinq ans de dégâts commis par ces fourmis dans les récoltes ou les étables. Les gens qui ont effectivement observé ces fourmis dans la nature et au laboratoire savent que cet insecte se nourrit principalement d'autres insectes, souvent nuisibles - les anthonomes du cotonnier par exemple. Les travaux de construction de leurs grosses fourmilières sont utiles au sol, parce qu'ils aèrent celui-ci, et le drainent. Les conclusions des études de l'Alabama ont été confirmées par les recherches effectuées l'Université du Mississippi, et paraissent plus convaincantes que les déclarations du ministère, basées semble-t-il sur des conversations avec des paysans (fort susceptibles de confondre les fourmis les unes avec les autres), ou sur des travaux anciens. Or, les observations faites au début du siècle, ne sont plus très valables. Un certain nombre d'entomologistes pensent que la fourmi a changé de régime alimentaire, depuis que la nourriture est devenue plus abondante. La prétendue menace de la fourmi pour la santé et la vie de l'homme demande aussi à être examinée de plus près, malgré les scènes d'horreur auxquelles donnent lieu les piqûres de cet insecte, si l'on en croit le film de propagande réalisé sous l'égide du ministère. La piqûre de la fourmi est certainement douloureuse, et il faut l'éviter, comme celle de la guêpe ou de l'abeille. Des personnes particulièrement sensibles peuvent même réagir fortement au venin de cette fourmi, et les annales de la médecine citent un cas mortel qu'il est possible - mais possible seulement - d'attribuer à ce poison. En regard de cela, l'Office des Statistiques vitales cite, pour la seule année 1959, 33 décès dus à des piqûres d'abeilles ou de guêpes. Personne, cependant, n'a proposé d'exterminer ces animaux. Les avis les plus autorisés sont assurément ceux du pays où la fourmi est installée depuis quarante ans. " L'on n'a jamais noté, en Alabama de mort humaine résultant de la piqûre d'une fourmi ", déclare l'Office de la Santé publique d'Alabama, qui d'autre part considère comme " exceptionnelles " les piqûres donnant lieu à des soins médicaux. Il est certain que si des fourmis de cette espèce construisent leur nid sur une pelouse ou un terrain de jeu, des enfants risquent d'être piqués - mais cela ne justifie pas une pluie de poison sur des millions d'hectares; un traitement local suffit à détruire le nid gênant. Les fourmis ont aussi été accusées, sans preuves, de faire du mal aux oiseaux. Le docteur Maurice F. Baker, qui dirige à Auburn une équipe de recherches sur les animaux vivant à l'état sauvage est particulièrement bien qualifié pour donner une opinion, après les longues années qu'il a passées dans l'Alabama. Or, son avis va directement à l'encontre des affirmations du ministère. " Dans le sud de l'Alabama et le nord-ouest de la Floride, déclare-t-il, nous voyons cohabiter un gibier abondant, des perdrix en particulier, et de fortes colonies de fourmis... Depuis une quarantaine d'années que l'Alabama sud connaît ces fourmis, le gibier se multiplie de façon régulière et très substantielle. Cela ne serait pas si la fourmi menaçait sérieusement les animaux vivant à l'état sauvage. "