Des fourmis, plus stressées que d'autres, sous une pluie de résine
Le mystère de la chambre jaune (suite et fin)

Jorge Wagensberg, C. Roberto F. Brandão et Cesare Baroni Urbani

La Recherche, n° 298, mai 1997

Trois centimètres de côté. Vingt-cinq millions d'années. Il y a quelques mois, nous vous proposions de jouer les chercheurs éthologues en nous envoyant le scénario le plus probable ayant conduit à l'emprisonnement de 88 fourmis dans un petit morceau d'ambre surnommé « Jorge Caridad ». Le gagnant de ce thriller scientifique, monsieur Éric Geirnaert, est un collectionneur d'ambre, entomologiste amateur. La pièce d'ambre « Jorge Caridad » nous livre aujourd'hui son mystère.
En juin 1996, nous publiions dans ces pages un article intitulé « Le mystère de la chambre jaune » et invitions les lecteurs de La Rech e rche à proposer des solutions à une énigme quelque peu insolite. Il s'agissait d'un exercice v éri t ablement interdisciplinaire puisqu'il requérait, comme nous allons le v oir, des connaissances en entomologie, en physique des matériaux, en chimie, en statistique et en éthologie. Connaissances auxquelles il était utile d'ajouter une certaine dose de bon sens, qualité toujours bienvenue et fort appréciée en archéologie, en paléontologie et plus généralement chaque fois qu'il s'agit de reconstituer des événements enfouis dans le passé.

La question posée était simple : quel scénario avait conduit il y a vingt-cinq millions d'années des fourmis à se retrouver prises au piège dans la pièce d'ambre baptisée « Jorge Caridad » ? Nous vous proposions de reconstruire ce scénario à partir de l'observation attentive de cette pièce et de la lecture de la première partie de notre article.

Voici, présentée en onze étapes, notre reconstitution de l'histoire de « Jorge Caridad ».

Première déduction : 82 fourmis sont de la même espèce et appartiennent à la même colonie.
Ces fourmis se ressemblent beaucoup et se trouvent toutes dans la même couche. Pour s'en persuader, il suffit d'observer les détails morphologiques de ces 82 individus ainsi que les photos de la figure 1. Il est probable que tous ces individus appartiennent non seulement à la même espèce mais aussi à la même colonie car la scène relate des événements simultanés. La pièce contient-elle un seul et unique épisode historique ? Non : les couches les plus voisines du sol contiennent d'autres insectes (deux fourmis appartenant à une autre espèce) probablement piégés dans la résine avant l'événement principal tandis que les couches supérieures de la pièce renferment des insectes (moustique, nymphe de mante...) piégés plus récemment. L'analyse chimique de l'ambre fait remonter les faits à environ vingt-cinq millions d'années.

Deuxième déduction : la face A de la pièce touche le sol, la face B est tournée vers le ciel.
Comme nous l'écrivions dans le premier article, la pièce d'ambre présente trois paquets d'oeufs. Bien qu'éloignées dans la pièce d'ambre, les trois ouvrières qui portaient ces oeufs ont été surprises et figées dans la même posture. Autre particularité : ce sont les seules fourmis dont la tête est parallèle à la paroi de l'ambre (notée A), la partie inférieure de leur tête étant tournée vers cette face (fig. 2). Il y a vingt-cinq millions d'années, à la frontière des périodes Oligocène et Miocène, la force de gravité avait bien entendu la même direction et le même sens que de nos jours. Il ne fait par conséquent aucun doute que la face A touche le sol tandis que la face B est celle qui regarde vers le ciel. Nous voici donc en possession d'une donnée irréfutable. Cette observation nous montre qu'une fourmi ne s'y prend pas de la même façon pour porter un corps relativement rigide et compact, comme une larve ou une pupe*, et pour transporter un paquet d'oeufs visqueux et mous. Les responsables du portage des oeufs doivent employer davantage de précautions et rester plus près du sol. On peut encore tirer d'autres informations de la position des oeufs. L'une de ces informations est d'ailleurs essentielle pour poursuivre l'analyse de la pièce.

Troisième déduction : le registre fossile contient des informations sur le comportement des habitants de l'inclusion.
Dans les deux cas que nous venons de décrire, les oeufs sont restés groupés et se trouvent à proximité de l'ouvrière qui les transportait. Nous en déduisons deux choses : d'abord, ces oeufs n'ont pu tomber de haut ; ils ont probablement été lâchés des mandibules de la fourmi porteuse. Ensuite, il n'a pas dû se produire d'entraînement très important de résine. C'est un détail qui mérite toute notre attention : s'il n'y a pas eu d'entraînement, c'est que la scène correspond à l'activité déployée par la colonie juste avant son inclusion dans l'ambre, ce qui revient à dire que notre pièce contient des informations sur le comportement des fourmis oligocènes et miocènes. Il serait bon de savoir à quel point cette importante hypothèse est solide...

Quatrième déduction : les insectes sont orientés mais leurs antennes ne le sont pas.
Une analyse statistique des directions des individus figés dans l'ambre fait apparaître clairement deux directions perpendiculaires privilégiées (fig. 3). On pourra remarquer que ceci ne concerne que les individus et non leurs antennes, qui sont au contraire distribuées dans l'espace d'une façon complètement isotrope.
Sachant que les antennes possèdent une grande mobilité dans toutes les directions et une masse musculaire minime, pratiquement incapable de résister à des efforts extérieurs, nous en déduisons que les individus n'ont pas été entraînés par un courant de résine et que la goutte qui a recouvert la scène est tombée verticalement sur elle, la photographiant pour l'éternité.
Tout semble donc indiquer que les deux directions perpendiculaires ont un lien - qui reste à définir - avec l'activité des fourmis juste avant que la résine ne vienne soudainement les recouvrir. Nous verrons plus loin que cette idée essentielle supporte toute notre reconstruction historique de « Jorge Caridad ». Tout autre argument en sa faveur sera donc le bienvenu, et d'ailleurs en voici tout de suite un autre.

Cinquième déduction : la goutte tombée verticalement sur les fourmis ne les a pas entraînées.
Le diagramme des efforts internes mis en évidence grâce à l'éclairage en lumière polarisée* possède une symétrie radiale. Celle-ci peut être facilement caractérisée par son centre O, au milieu de la pièce (fig. 4). Ceci fait penser à la distribution isotrope d'une goutte tombée du ciel et non au glissement d'une couche qui entraîne et réoriente tout sur son passage. Il est dans ce cas justifié que l'effort maximal (là où l'on trouve les tensions internes les plus fortes) se place tout près du centre de la pièce. Il n'y a donc plus de doute quant à la chute verticale des gouttes de résine. Cette idée est, répétons-le, cohérente avec premièrement, le fait qu'il n'y ait pas - ou quasiment pas - eu d'entraînement et, deuxièmement, le fait que la pièce renferme la mémoire d'événements survenus juste avant l'impact qui a mobilisé à jamais la colonie.

Si l'on observe attentivement le diagramme des efforts (fig. 4), on s'aperçoit que le motif figé dans l'ambre est aussi compatible avec la participation de deux gouttes tombées en O' et O" au lieu d'une seule tombée en O. Ou - ce qui est encore plus curieux - avec celle d'une source de gouttes qui aurait occupé deux positions différentes. A ce stade de l'enquête, aucun élément ne permet de trancher entre ces deux solutions (un ou deux points d'impact) et, à première vue, le choix d'une solution plutôt qu'une autre paraît avoir peu de répercussion sur la suite de notre raisonnement. A une exception près : l'option « deux gouttes » pourrait expliquer l'existence des deux directions perpendiculaires suivies par les fourmis. Il suffit en effet de penser que les deux gouttes pourraient provenir de la même source, par exemple de l'extrémité d'une même branche (fig. 5). Deux gouttes issues d'un seul et même point mais qui, observé à deux instants différents depuis un repère solidaire de la scène, serait comme « dédoublé ». Quant aux deux directions perpendiculaires : que signifient-elles ? S'agit-il de deux chemins de fourmis qui se croisent ou d'un seul et même chemin qui a tourné ? La première solution est difficilement acceptable : il faudrait en effet admettre que la goutte soit tombée précisément là où les deux longs trajets se rencontrent. Phénomène peu probable. Mais il est tout aussi peu réaliste de supposer un tournant à 90 degrés exactement. Aucune des deux solutions n'est donc convaincante.

Sixième déduction : les fourmis n'ont plus bougé après l'inclusion.
Fixons maintenant notre attention sur les efforts internes au voisinage des corps et des extrémités des adultes (fig. 6). Ces tensions sont faibles, voire nulles, ce qui paraît indiquer que les fourmis n'ont pas bougé après l'inclusion, comme cela arrive avec des insectes plus grands et plus forts. Ce détail renforce encore un peu plus l'idée de l'importance éthologique de la scène. Qu'étaient donc en train de faire les fourmis ?

Septième déduction : les gouttes de résine sont tombées à intervalles réguliers.
L'éclairage monochromatique de la pièce (fig. 7) fait apparaître la structure superposée des différentes couches correspondant à l'étalement de plusieurs gouttes de résine. Toutes ces couches sont relativement équidistantes, à l'exception de celle qui contient la colonie de fourmis. Sa double épaisseur pourrait avoir été causée par l'accumulation fortuite de plusieurs gouttes tombées ensemble de la même branche.

De façon générale, l'épaisseur e d'une couche peut être directement reliée au volume v de la goutte qui lui donne naissance et au temps t nécessaire à l'accumulation de ce volume v. Etant donné l'équidistance des couches, il est probable que les différentes gouttes constituant la pièce ont été relâchées de l'arbre à intervalles réguliers, un peu comme celles qui sortent d'un robinet mal fermé.

Huitième déduction : les fourmis sont en train d'effectuer un transport urgent. Il s'agit d'une retraite organisée en dehors du nid.
Le comptage des différents types d'individus indique que les adultes sont tous occupés à transporter quelque chose. Sommes-nous à l'intérieur ou à l'extérieur du nid ? L'absence d'impuretés et de détritus dans le morceau d'ambre et l'existence des deux directions perpendiculaires nous permettait d'affirmer que la scène n'a pu se produire à l'intérieur du nid.

En effet, dans un endroit aussi clos, la saturation des phéromones* aurait vraisemblablement empêché les fourmis de s'organiser en une (ou deux) direction(s) privilégiée(s) par recrutement*. Il existe, en outre, une seconde information essentielle pour établir que la scène s'est bien produite en plein air : dans l'une des couches postérieures (plus récentes) à celle qui contient les fourmis, on peut voir en 7k (fig. 8) un moustique en très bon état de conservation. Or, les moustiques ne volent pas à l'intérieur des fourmilières... Nous sommes donc en définitive en présence d'un double recrutement organisé qui a lieu à l'extérieur d'un nid. Pour quelle raison les fourmis ont-elles abandonné leur nid ? Qu'étaient-elles en train de faire ? Vers où se dirigeaient-elles ? La résine a-t-elle enregistré voici vingt-cinq millions d'années une habitude, une situation exceptionnelle ou les deux en même temps ?

Neuvième déduction : la scène nous présente une colonie de fourmis sédentaires à plusieurs nids en état de forte excitation.
Certaines fourmis, les sédentaires, vivent dans des fourmilières permanentes, d'autres, les migratoires, vivent dans des fourmilières temporaires. D'autres, enfin, ne se construisent jamais de véritable nid : ce sont des nomades. Nous pouvons affirmer en toute certitude que les fourmis de cette pièce ne sont pas des nomades.

Il est effectivement établi que les fourmis nomades synchronisent leurs déplacements avec les phases de développement de leurs individus immatures. Elles peuvent être surprises en train de déplacer des oeufs et des pupes, ou en train de transporter des larves, mais jamais en train de transporter en même temps des oeufs, des larves et des pupes.

Il est par ailleurs hautement improbable qu'il puisse s'agir de fourmis migratoires. Un tel transport serait chez elles tout à fait inhabituel et aucun comportement de ce type n'a jamais été décrit chez les fourmis actuelles de cette sous-famille. Les fourmis sédentaires ont deux comportements possibles. Elles peuvent être monocaliques (si elles ont un nid unique) ou polycaliques (si elles occupent plusieurs nids à la fois). Dans le second cas, il s'agit, en général, de mauvaises excavatrices ou de mauvaises constructrices qui ont, par conséquent, plutôt tendance à profiter des cavités ou des fissures déjà existantes. Les besoins de la colonie étant souvent supérieurs à la capacité offerte par un seul de ces abris naturels, les fourmis en occupent donc plusieurs - en général quatre ou cinq - voisins les uns des autres. En conséquence, le transport des fourmis immatures destiné à les adapter aux changements de température et d'humidité s'effectue dans l'espace extérieur commun aux différentes sous-fourmilières.

Nos fourmis sont donc vraisemblablement polycaliques. La croisée des deux trajectoires, précisément au centre de la pièce n'est alors plus si étonnante. En effet, le petit espace sur lequel donnent, admettons, cinq entrées de fourmilières, peut contenir cinq doubles colonnes de fourmis (dix colonnes en tout).

Un tel trafic nous donne une probabilité raisonnable de points de croisements entre deux colonnes. Un croisement de ce type à un angle de 90° a très bien pu se produire sur une couche de résine à demi sèche, juste avant qu'il ne pleuve une seconde goutte. En a-t-il vraiment été ainsi ? Y a-t-il eu une alerte générale dans la colonie ou bien celle-ci a-t-elle été surprise ? L'identification dans la pièce d'ambre de manifestations de stress nous permet d'aller plus loin dans l'interprétation scientifique de la scène.

Dixième déduction : les fourmis étaient stressées au moment de l'inclusion (ce qui est normal). Mais elles l'étaient aussi avant de sortir du nid (ce qui est déjà moins normal).
Les individus situés en (16 c) et (26 h) (fig. 8) montrent un niveau de stress important. Dans ces deux cas, les ouvrières serrent si fort les immatures entre leurs mâchoires qu'elles les blessent. Le sol semi-mouvant et odorant sur lequel elles se déplacent (ou bien la résine qui est en train de les engloutir), ou même les conditions qui suivent l'inclusion elle-même, peut expliquer cette inquiétude. Autrement dit, les manifestations de stress, comme l'excessif serrement de l'immature ou la position agressive caractérisée par l'élévation du gastre de certains individus (visible par exemple sur la fourmi en 17 j) peuvent être interprétés comme les derniers gestes avant la mort (voire des gestes posthumes).

Par ailleurs, il semble y avoir eu une alerte préalable qui a incité les fourmis adultes à emporter les immatures hors du nid de façon inhabituelle et précipitée (fig. 9) (remarquez les différentes façons dont les adultes attrapent les immatures). Il faut savoir que le stress du moment de l'inclusion est fréquemment observé chez l'insecte qui se trouve englué dans l'ambre. En revanche, le stress « historique », c'est-à-dire relié à un événement antérieur à l'inclusion, n'a été observé que sur cette pièce.

Onzième déduction : il pleuvait de la résine partout.
Le moment du drame fait donc intervenir deux actions principales : une scène routinière (les déplacements entrecroisés des fourmis polycaliques) et une certaine alarme qui avait sans doute déjà sonné à l'intérieur de la fourmilière avant l'inclusion. Quel événement a pu alarmer la colonie ? On peut facilement imaginer plusieurs phénomènes : séismes, orages, inondations, sécrétion extraordinaire de résine, incendie, chute de météorite, attaque de la colonie par d'autres animaux... Un indice favorise légèrement une hypothèse par rapport aux autres : c'est le morceau d'ambre lui-même ! Si de la résine tombait sur un point, on peut imaginer qu'en d'autres endroits assez proches le même phénomène se produisait. Nous savons que les fourmis de ce genre, les Technomyrmex, font leurs nids dans le sol des bois, parmi les feuilles, les branches, les racines et les troncs. On peut donc imaginer sans risquer de se tromper un paysage battu par une pluie de résine, celle-ci pouvant par endroits pénétrer dans quelques-uns des sous-nids de la colonie polycalique.

Nous voici presque au bout de notre recherche. Le moment est venu de rassembler toutes nos conclusions dans une histoire vraisemblable, la plus vraisemblable compte tenu des onze points que nous venons de détailler.

« Jorge Caridad » ou la brève et triste histoire d'un instant de l'Oligocène.

Nous sommes en présence d'une fourmilière de la forêt tropicale, il y a vingt-cinq millions d'années (fig. 10). Elle est habitée par une espèce de fourmi polycalique (de la sous-famille des Dolichoderinae , du genre des Technomyrmex ). Les cavités naturelles exploitées par les insectes pour y installer leur colonie sont voisines les unes des autres et, dans l'espace extérieur commun à toutes les entrées, les ouvrières transportent, de manière routinière et ordonnée, les membres immatures (oeufs, larves et pupes) pour lesquels elles recherchent les meilleures conditions de température et d'humidité (1). Dans le coin réservé aux immatures, l'obscurité est totale.

La perception des adultes essentiellement tactile et chimique est envahie de données alarmantes (2). Quelque chose de poisseux et de très odorant semble envahir leur domaine. Les fourmis responsables des immatures sont pressées et soucieuses, à tel point qu'elles ne se donnent plus le temps de les saisir dans les règles de l'art (3). Au-dessus de la fourmilière, une plante, une Hymenaea, dont les racines s'étendent dans tout le sous-sol, commence à exsuder de la résine de façon anormale (4). Le mot d'ordre est lancé : il faut abandonner ce sous-nid avant qu'il ne soit trop tard. Il y a de l'urgence dans l'air mais pas de panique. Les fourmis chargées qui d'une larve, qui d'une pupe, qui d'un paquet d'oeufs, atteignent la sortie (5). Là, elles trouvent la piste des phéromones qui conduit par l'extérieur à l'entrée d'un autre sous-nid. La trajectoire des fourmis alarmées croise celle d'autres fourmis qui le sont moins qu'elles (6). Il y a donc une routine ordinaire doublée d'une alarme extraordinaire. La résine descend des troncs et des branches d'arbres (7) et, de temps en temps, les gouttes se détachent et viennent s'écraser sur le sol. Par terre, elles s'accumulent en certains endroits et dans certaines cavités. Les taches de résine à terre (8) sont peut-être tombées pendant les heures de chaleur de la veille, ce qui explique pourquoi leur surface a déjà acquis une certaine rigidité. Deux trajectoires, qui forment un angle de 90°, se croisent exactement sur l'une de ces taches à demi sèches (8). Les fourmis sont un peu perturbées lorsqu'elles croisent leurs congénères mais, très vite, retrouvent la piste des phéromones. Il en va toujours ainsi sur la « place du village ».

Mais, aujourd'hui, quelque chose de nouveau semble se produire. Le croisement se fait sur une plaque de résine à demi-sèche et quelques fourmis deviennent nerveuses. Leurs pattes s'enfoncent bien trop vite dans ce sol mou et une maudite odeur envahit petit à petit le terrain. Les ouvrières qui transportent les oeufs progressent plus doucement ; elles doivent accomplir des miracles d'équilibre pour avancer sans lâcher cette masse molle difficile à saisir. Celles qui tiennent les larves et les pupes les serrent plus fort entre leurs mandibules parce que le sol se dérobe sous leurs pattes et que l'odeur de résine couvre celle des phéromones. Certaines font même tomber leur précieux fardeau. Les choses en étaient là ... lorsqu'une grosse goutte de résine fraî- che s'est brusquement détachée d'une branche recouvrant les deux colonnes d'insectes (9). Quelque temps après, d'autres gouttes retombèrent au même endroit. Et vingt-cinq millions d'années plus tard, une scène éthologique étonnante était découverte dans une mine de la République dominicaine...

Si ce récit s'avère le bon, nous sommes en possession d'une observation scientifique rare : celle d'une retraite organisée, d'un recrutement d'alerte générale chez des fourmis polycaliques. Bien sûr, la prudence s'impose : une nouvelle technique, une nouvelle idée, une nouvelle donnée peuvent faire basculer d'un coup la vérité que nous avons construite. Cette pièce d'ambre contient toute l'information sur la mésaventure de ces fourmis : à nous, chercheurs, éthologues, entomologistes, professionnels ou amateurs, de reconstituer le plus précisément possible cette histoire, en évitant soigneusement les pièges. Rares sont les morceaux d'ambre à inclusions qui ont fait l'objet d'autant d'attentions que « Jorge Caridad ». Une enquête scientifique qui n'est pas encore achevée puisque cette pièce restera, au musée de la Science de la fondation « La Caixa », à la disposition de tous ceux qui souhaiteront poursuivre son étude.

C'est ainsi, nous en sommes convaincus, que l'expression « pièce de musée » prend son plus beau sens et que l'idée de musée est la mieux illustrée. Celui-ci n'a-t-il pas pour vocation première de construire et transmettre aux spécialistes et non-spécialistes à la fois la connaissance et la méthode scientifiques ?

JORGE WAGENSBERG, Museu de la Ciencia de la Fundacio « la Caixa », 22 Barcelona (Espagne).
C. ROBERTO F. BRANDÃO Museum de Zoologia da universidad de São Paulo SP, 04263-000, Brésil
CESARE BARONI URBANI Zoologisches Institut der Universitat Basel, CH-4051, Suisse.

*PUPE
Phase pendant laquelle la larve de certains insectes prend la forme d'un petit tonneau et reste immobile dans son enveloppe.
*EN LUMIÈRE POLARISÉE
le champ électromagnétique de l'onde lumineuse vibre dans une direction qui reste constante.
*LES PHÉROMONES
sont des substances chimiques sécrétées par les insectes et qui influencent les individus de la même espèce.
*LE RECRUTEMENT
est le suivi d'une direction marquée par les phéromones.

[N.B. pour les figures et photos voir l'article original]