Pourquoi les fourmis préfèrent leurs soeurs à leurs frères

   INSECTE SOCIAL par excellence, la fourmi n'en a pas moins un sens très particulier de la famille. C'est ainsi que, chez la fourmi d'argentine (Linepithema humile), l'ouvrière, qui est capable de reconnaître les sexes des larves qu'elle élève, n'hésite pas à croquer son frère au berceau. Pour comprendre ce comportement mis en évidence par Luc Passera et Serge Aron, du laboratoire éthologie et psychologie animale (CNRS-université Toulouse-III), il faut remonter à une autre énigme posée par les fourmis et sur laquelle Darwin lui-même avait failli trébucher : pourquoi les ouvrières sont- elles aussi altruistes, n'hésitant pas à se sacrifier, et comment ce caractère peut-il se propager d'une génération à l'autre, puisque les ouvrières sont incapables de se reproduire ?
    Afin de sauver sa future théorie de l'évolution, le naturaliste dut inventer le concept de sélection de groupe. Le choix des caractères héréditaires s'opérerait dans ce cas au niveau de la famille entière plutôt qu'à celui de l'individu isolé. Des comportements désintéressés, allant jusqu'au sacrifice pur et simple, peuvent ainsi apparaître et s'appliquer à certains individus d'une colonie, dans la mesure où ils constituent l'un des facteurs de la perpétuation de la collectivité tout entière.
    Une fois l'obstacle des insectes sociaux contourné, De l'origine des espèces put, elle aussi, prospérer. Mais, en 1963, un entomologiste britannique, William Hamilton, compliqua singulièrement le tableau, comme le rappellent les myrmécologues Bert Hölldobler et Edward Wilson dans leur récent Voyage chez les fourmis. Hamilton, qui était aussi généticien, avança l'idée que les fourmis, comme d'autres hyménoptères, sont « génétiquement prédisposées à la sociabilité par leur mode de transmission du sexe ».
   
    SEXUALITÉ PARTICULIÈRE
    Cette hypothèse la sélection de parentèle , s'appuie sur la sexualité particulière des hyménoptères, régie par l'haplodiploïdie. Ce terme barbare signifie simplement que, chez ces insectes, les oeufs fécondés donnent des femelles diploïdes (munies d'un double jeu de chromosomes), tandis que les mâles, dits haploïdes (avec un seul jeu de chromosomes), sont issus d'oeufs non fécondés. En conséquence, les mères partagent avec leurs filles (et leurs fils) la moitié de leurs gènes. Comme dans le reste du règne animal. Mais, ce qui est plus rare, deux soeurs ont en commun les trois quarts de leurs gènes !
    Hamilton fut le premier à saisir la conséquence de cette haplodiploïdie : pour perpétuer un patrimoine génétique le plus proche du sien, un hyménoptère femelle a plus d'intérêt à élever des soeurs que des filles. La réponse adaptative à cette sexualité ne pouvait être autre que la vie en colonie.
    Cette nouvelle perspective « génétique » place de fait l'ouvrière, chargée de la nourriture et de l'élevage des larves, au coeur d'un mécanisme complexe de régulation des populations. Généralement stérile, elle poursuit un objectif opposé à celui de la reine, qui dissémine ses gènes à parts égales à sa descendance mâle et femelle. Quant au mâle, il vise simplement à se spécialiser dans la fécondation.
    Restait à mettre en évidence le contrôle exercé par les ouvrières sur leur fratrie. Les observations de Pessera et Aron, qui ont pu constater que les larves mâles étaient attaquées et dévorées par les ouvrières à divers stades de leur développement, semblent concluantes. Mais attention, prévient Luc Passera : ce mécanisme d'« exécution sélective du sexe mâle » n'est clairement défini que dans les colonies composées d'une seule lignée. Lorsque la parentèle se complique, avec plusieurs reines pondeuses, « le modèle fonctionne beaucoup moins bien ». Des explications concurrentes, d'ordre écologique abondance ou non de nourriture, compétition avec d'autres colonies... sont alors appelées à la rescousse.
    L'étude d'Aron et Passera, publiée dans les Proceedings of the Royal Society of London précède de peu la publication de travaux similaires d'une autre équipe dans la revue Science du vendredi 8 novembre. Si elle ne tranche pas définitivement en faveur de la sélection parentèle, elle semble « apporter des arguments supplémentaires aux tenants de l'hypothèse génétique », encore controversée. On savait, comme le notent Hölldobler et Wilson, que les ouvrières, « dans leur disponibilité à sacrifier leur corps, poursuivent encore les intérêts égoïstes de leurs gènes ». On sait désormais que, sous leur empire, elles n'hésitent pas non plus à immoler leurs frères.

    HERVÉ MORIN

Le Monde 06 Novembre 1996