Le mystère de la chambre jaune
Exercice strictement réservé aux paléoéthologistes amateurs
Jorge Wagensberg, C. Roberto F. Brandao, Cesare Baroni Urbani
La Recherche, n° 298, mai 1997

Dans un exercice d'un genre inédit, nous proposons aux lecteurs de La Recherche de participer eux-mêmes à un travail de recherche scientifique. Ceux qui resteront spectateurs apprécieront l'extraordinaire document que peut représenter une petite pièce d'ambre de trois centimètres de côté datant de trente millions d'années.
Le morceau d'ambre appelé Jorge Caridad (JC) (fig. 1) fut trouvé en février 1995 dans une mine de la République dominicaine et est conservé, depuis septembre de la même année, au musée de la Science de la fondation « la Caixa » à Barcelone sous la référence MCCB 0060. La mine est réputée pour l'extraordinaire pureté et l'incomparable transparence de l'ambre que l'on en extrait, vieux d'environ trente millions d'années (Oligocène).

Elle l'est aussi en raison de la présence exceptionnelle d'inclusions d'insectes. Mais cette pièce est particulière. On observe clairement par transparence une scène à laquelle participent 88 individus. Son double intérêt, scientifique et muséologique, se traduit par plusieurs travaux devant paraître cette année et par l'ouverture prochaine, au musée de Barcelone, d'une salle entièrement consacrée à cet objet.

La grande majorité des acteurs de la scène sont des fourmis d'une même espèce, dans tous les stades de leur développement : des oeufs (c'est le premier morceau d'ambre de l'histoire où apparaissent des oeufs de fourmis), des larves à divers stades de croissance, des pupes* (ce sont les premières pupes de la famille des Dolichoderinae décrites dans de l'ambre) et des ouvrières.

Le premier intérêt scientifique de cette pièce est taxinomique. Une étude sur le point de paraître démontre qu'il s'agit d'une espèce disparue, encore non décrite, appartenant à un nouveau genre. Il faut donc réinterpréter la phylogenèse de la sous-famille des Dolichoderinae. Cela implique une nouvelle discussion sur l'histoire des sous-familles de fourmis, avec d'importantes conséquences biogéographiques.

Mais le plus intéressant est sans doute ce que cette pièce d'ambre nous apprend sur le comportement des individus de la colonie et les faits survenus pendant les instants qui ont précédé l'inclusion. Voici presque tout ce que nous savons, pour le moment, sur la pièce JC.

La pièce JC est un morceau d'ambre dur très transparent, avec très peu de bulles et d'impuretés.

Elle remonte à l'Oligocène (une datation chimique indirecte indique environ 25 millions d'années d'ancienneté). Sa forme, à l'exception d'une petite protubérance, est pratiquement celle d'un parallélépipède. Ses dimensions sont de 32,5 x 21,16 x 9,75 mm. Elle pèse 4,164 g. Elle provient de la mine de Palo Quemado, à environ dix kilomètres au nord-est de Santiago, dans la cordillère septentrionale de l'île.

Elle contient quatre-vingt-huit inclusions d'insectes, la plupart en parfait état de conservation et visibles sur la figure 1. Deux techniques habituelles en physique et en ingénierie permettent ici de se faire une idée de la structure de la pièce : l'éclairage monochromatique(1) et ce que l'on appelle la photoélasticité (éclairage à lumière polarisée).

L'éclairage à radiation monochromatique de 370 nm révèle la structure des couches d'ambre ou, ce qui revient au même, celle des lignes de courant du flot de résine qui a coulé avant de se figer pour donner à la pièce son aspect actuel. Selon qu'on l'observe depuis sa face A, B ou C, on distingue plusieurs lignes de courant (fig. 2, 3 et 4).

L'éclairage à la lumière polarisée, conçu afin d'éviter des artefacts de biréfringence, révèle bien la structure des tensions internes. La figure 5 montre l'aspect photoélastique de la pièce sur ses faces A ou B et la figure 6 le détail des tensions autour d'un individu.

La pièce contient 88 individus presque tous situés autour d'un même plan, comme on peut l'observer sur la figure 9b et d. La figure 7 montre un dessin de la face A de la pièce avec les détails des inclusions. Une grille superposée aide à localiser chaque individu.

La plupart des inclusions correspondent à une partie d'une colonie de fourmis surprises pendant qu'elles transportaient leurs sujets immatures. Ces fourmis, comme il sera publié à part(2), appartiennent à une nouvelle espèce et à un nouveau genre qui oblige à réorganiser la sous-famille des Dolichoderinae. Sur les 88 individus englués dans la pièce, 82 représentent différentes phases du développement de cette espèce de fourmis aujourd'hui disparue.

Ils sont distribués de la sorte : 37 ouvrières bien conservées, 36 larves (à différents stades de croissance), 19 pupes « nues » et trois groupes d'oeufs. Il n'existe aucun précédent d'oeufs de fourmis conservés dans l'ambre, pas plus que de pupes de cette sous-famille.

La position des fourmis révèle plusieurs détails intéressants. Tout d'abord, on peut établir un lien entre chaque ouvrière et, disons, un individu immature transportable, qu'il s'agisse d'une grande larve ou d'une pupe, d'un paquet d'oeufs ou d'un paquet de petites larves. Autrement dit, chaque ouvrière paraît être en train d'accomplir son devoir, consistant à transporter, ou à mettre à l'abri, un élément immature. Elle y met parfois un tel zèle qu'il lui arrive de blesser le malheureux transporté (c'est le cas de l'ouvrière et de la larve des coordonnées 24-25/g-h) ou d'emporter un morceau entier de son prétendu protégé (c'est le cas de l'ouvrière et de la pupe des coordonnées 15-16/b-d). D'autres détails valent d'être cités. Par exemple, le fait que les ouvrières tiennent les larves ou les pupes indistinctement dans un sens ou dans l'autre. Voyez les cas opposés de l'ouvrière et de la pupe (fig. 10 a, b) en 16-18/e-f, et de l'ouvrière et de la larve (fig. 11) en 24-25/g-h et 19-20/g-i. Tout cela paraît indiquer, si l'on admet que dans des conditions normales les ouvrières ont tendance à tenir les immatures toujours de la même façon, que nous sommes en présence de réactions de tension et de stress.

Un autre détail très clair est celui des trois paquets d'oeufs situés en 10-11/j-k, en 24-25/k-l et en 18-19/e-f. Ces paquets sont « tombés par terre » (fig. 12). Si on les regarde depuis la face A, on voit qu'ils précèdent tous les autres corps, ce qui permet de conclure, sans l'ombre d'un doute, que, depuis cette face, on observe la pièce par « en bas ». Et voici un autre détail qui n'échappe pas à l'attention de l'observateur curieux : les positions et les directions des individus ne semblent pas distribuées au hasard. Il faut, tout d'abord, choisir des critères pour mesurer les directions (fig. 8).

Une étude statistique des directions s'impose. Y a-t-il des directions privilégiées ?

Une inspection immédiate suggère, en effet, qu'il semble y avoir deux directions particulièrement peuplées et perpendiculaires entre elles. Mais attention aux statistiques de directions ! Un angle de 1° ressemble davantage à un angle de 358° qu'à un de 8°. Ce qu'il nous faut ici, c'est, bien sûr, une statistique vectorielle.

Tous les individus ne sont cependant pas de la même espèce. Dans une zone peu visible, on trouve même une nymphe de mante religieuse mal conservée. On voit ses pattes aux coordonnées 20-21/q-r, son abdomen en 21/o-p et sa tête se cache, antennes comprises, en 21/s-t. Dans la zone 7-8/l-m, mais dans un autre plan, il y a un moustique parfaitement conservé : ses ailes et ses antennes sont intactes et entières.

Il y a aussi deux thysanoptères, en 4/f et en 18/r, tous deux également dans un autre plan que les membres de la colonie. Et pour en finir avec notre recensement, il y a deux autres fourmis d'espèces différentes, toutes deux sans tête et toutes deux à la périphérie de la pièce. L'une des deux est un mâle ailé (19/a-b) et l'autre est le corps d'un autre individu (18-19/t). La présence de ce dernier a d'intéressantes implications biogéographiques(3).

La pièce JC nous invite à un exercice de taphonomie, c'est-à-dire une enquête pseudopolicière pour laquelle on peut s'appuyer sur la mathématique (statistique circulaire, analyse de composants principaux), sur la chimie (datation indirecte), sur la physique (photoélasticité, radiation monochromatique, dynami-que des fluides) et sur la biologie (entomologie, éthologie, biogéographie).

Que s'est-il réellement passé ? Quelles sont les bonnes questions ? Voici plusieurs hypothèses.
Cette scène est-elle celle d'un sauve-qui-peut à l'intérieur d'un nid qui était en train de se faire inonder de résine à cet instant précis ?
Est-on au contraire en présence d'une fuite ordonnée pour quitter le nid ?
S'agit-il d'un transport routinier d'individus immatures ?
Comment s'expliquer l'existence de deux directions privilégiées ? S'agit-il de deux voies de secours ? De la décomposition de la traînée en deux directions ? Y a-t-il eu une rotation bizarre ? Ces deux directions ne seraient-elles qu'un artefact ?
La scène donne-t-elle des informations importantes sur le comportement des fourmis ou bien le chaos créé par l'arrivée de la résine fausse-t-il les pistes ?
Comment s'est exactement produite l'inclusion ?

Beaucoup d'autres informations méritent d'être exploitées. On décèle des indices des tout derniers gestes de certains individus. Rappelons que les ouvrières ont une grande mobilité (au moins deux individus sont en position apparente d'alarme), tandis que celle des larves est très réduite et que les pupes et les oeufs n'ont pas de capacité de mouvement autonome.

Voici, pour terminer, un bref résumé de certains détails, peut-être significatifs.
1.- Les couches successives visibles de la face C, perpendiculaires au champ gravitationnel, forment une structure qui exprime le passage du temps.
2.- La position des oeufs fossilisés (qui sont « tombés par terre » à un moment donné) définit nettement le sens du passage du temps (le futur s'écoule de la face A à la face B).
3.- Les lignes de courant des faces A et B sont tangentes aux vitesses des particules, avant que celles-ci ne se figent à tout jamais. Elles suggèrent donc le processus de la formation de la structure spatiale.
4.- Les tensions internes, révélées par la photoélasticité, complètent l'information sur les lignes de courant.

Le lecteur est invité à construire une histoire qui réponde à ces questions, à proposer une séquence d'événements sur l'avant- et l'après-JC. En gardant à l'esprit que l'histoire de la connaissance scientifique est probablement plus l'histoire des bonnes questions que celle des bonnes réponses. Le lecteur est aussi invité à formuler d'autres questions et d'autres suppositions et, naturellement, à demander aux auteurs un complément d'informations.

Nous avons nous-mêmes abouti à une conclusion. Mais le lecteur peut, s'il le souhaite, nous faire parvenir ses propres conclusions, par l'intermédiaire de la revue. Nous en tiendrons compte pour la rédaction du second article que nous avons l'intention de publier, et dans lequel nous détaillerons notre raisonnement. Nous montrerons, le cas échéant, que toutes ces données peuvent s'accommoder de plusieurs vérités possibles.

JORGE WAGENSBERG, Museu de la Ciència de la Fundacio « la Caixa », 22 Barcelona (Espagne).
C. ROBERTO F. BRANDAO, Museu de Zoologia da Universidade de Sao Paulo, Sao Paulo, SP, 04263-000 (Brésil).
CESARE BARONI URBANI, Zoologisches Institut der Universitat Basel, CH-4051 (Suisse).

 

PUPE
Stade pendant lequel la chrysalide prend la forme d'un petit tonneau et reste immobile dans son enveloppe.

(1) Grimaldi, Amber. Window to the Past, Harry N. Abrams, Inc. Publ., AMNH, 1996.
(2) C.R.F. Brandao, C. Baroni Urbani, J. Wagensberg, Syst Ent (en préparation).
(3) M. Andrade, C. Baroni Urbani, C.R.F. Brand~ao et J. Wagensberg, J. Biogeog. (en préparation).

[N.B. pour les photos et figures voir l'article original]