Les fourmis reconnaissent le sexe de leurs larves

CNRS Presse 01/11/96 (www.cnrs.fr/Cnrspresse/n31a2.html )


Chez les Abeilles et les Fourmis, et plus généralement dans l'ordre des Hyménoptères, les mâles naissent d'oeufs vierges et les femelles d'oeufs fécondés. Ce déterminisme très spécial du sexe, connu sous le nom d'haplodiploïdie, entraîne des asymétries génétiques entre les divers représentants de la fourmilière : un conflit oppose les reines à leurs ouvrières, ces dernières " préférant " investir plus d'énergie dans l'élevage des femelles que dans celui des mâles. Luc Passera et Serge Aron, du laboratoire " Éthologie et psychologie animale " (CNRS-Université Paul-Sabatier, Toulouse) viennent de montrer que les ouvrières de la fourmi d'Argentine sont capables de reconnaître le sexe des larves qu'elles élèvent. Elles peuvent ainsi identifier, pour les détruire et les consommer, les larves mâles, biaisant de la sorte le rapport des sexes (la sex-ratio) dans un sens qui leur est plus favorable pour la transmission de leur patrimoine génétique.

Les chercheurs qui traquent l'apparition de la vie sociale, une des étapes majeures de l'évolution, ont remarqué depuis longtemps qu'elle atteint des sommets d'efficacité chez les Hyménoptères. Chez les Abeilles, les Guêpes ou les Fourmis, il existe, à côté des reines reproductrices, des femelles, stériles, dont le rôle consiste à élever leurs soeurs. Pourquoi un comportement aussi altruiste émerge-t-il précisément chez les Hyménoptères ? C'est que ces insectes présentent une curiosité en matière de déterminisme du sexe : les mâles sont issus d'oeufs vierges (haploïdes), alors que les femelles - reines et ouvrières - sont issues, elles, d'oeufs fécondés (diploïdes). Ce système haplodiploïde amène les ouvrières à être bien plus proches de leurs soeurs (avec lesquelles elles partagent les 3/4 de leurs gènes) que de leurs filles éventuelles (1/2 du génome en commun). Cela a conduit à l'élaboration de la théorie de la sélection de la parentèle, selon laquelle les ouvrières parviennent bien mieux à assurer, indirectement, la perpétuation de leurs gènes dans les générations futures en restant vierges et en élevant leurs soeurs qu'en se lançant elles-mêmes dans les aléas de la reproduction.

Seulement voilà : les asymétries génétiques résultant de l'haplodiploïdie font aussi apparaître des conflits d'intérêts. Si les ouvrières ont 3/4 de gènes communs avec leurs soeurs, elles n'en ont que 1/4 avec leurs frères, alors que les reines sont reliées par le même coefficient de parenté (r = 1/2) à leurs filles et fils. Donc, si une sex-ratio équilibrée est préférable pour les reines, leurs ouvrières, elles, ont avantage à investir 3 fois plus d'énergie dans l'élevage des futures reines que dans celui des mâles. Ces " conflits d'intérêts " peuvent, en outre, se compliquer terriblement lorsqu'une colonie possède de nombreuses reines (polygynie), quand la ou les reines s'accouplent avec plusieurs mâles (polyandrie), quand l'accouplement s'effectue entre apparentés (inbreeding), quand les colonies filles s'établissent à proximité de la colonie mère (budding), etc.

A l'opposé de cette théorie génétique, d'autres hypothèses, écologiques, expliquent tout aussi bien les déséquilibres de la sex-ratio : par exemple, l'abondance de la nourriture favorise l'élevage des larves femelles très exigeantes en énergie. A l'inverse, dans un biotope pauvre en ressources alimentaires, la colonie n'investit que dans le sexe mâle dont l'élevage est moins coûteux.

Dans le cadre de l'hypothèse de la sélection de parentèle, de nombreuses mesures de la sex-ratio ont montré que le résultat du conflit qui oppose ouvrières et reines tourne le plus souvent à l'avantage des ouvrières. Il faut alors admettre que les ouvrières en charge du couvain manipulent les oeufs ou les larves pour parvenir à la sex-ratio désirée. Cela implique qu'elles puissent reconnaître le sexe du couvain. C'est précisément ce que viennent de démontrer Luc Passera et Serge Aron, chercheurs au laboratoire " Éthologie et psychologie animale " à Toulouse (CNRS-Université Paul-Sabatier).

Ils utilisent comme modèle d'étude la fourmi d'Argentine, une espèce nuisible importée d'Amérique du Sud, dont les sociétés prolifèrent sur le littoral méditerranéen. On sait que le système social de cette fourmi (très forte polygynie, accouplement à l'intérieur du nid sans vol nuptial, dispersion par budding) amène les ouvrières à " préférer " une sex-ratio plus orientée vers le sexe femelle que ne le préfèrent les reines de la société. Au laboratoire, en renforçant très fortement le degré de polygynie par l'introduction de reines supplémentaires dans des colonies expérimentales, ils obtiennent des sociétés " stocks " où ni les reines ni les mâles ne se développent, chaque caste neutralisant les intérêts de l'autre caste. Pourtant, une analyse de la sex ratio des oeufs révèle l'existence d'environ 47 % d'oeufs haploïdes, les reines faisant de leur mieux pour défendre leurs intérêts. Que deviennent donc les oeufs à mâles ? Passera et Aron prélèvent alors, dans ces colonies stocks, du couvain à différents stades de son développement : oeufs, larves d'âges différents. Des lots de ce couvain ne contenant qu'un seul stade de développement sont confiés à des sociétés orphelines. Dans ces sociétés sans reines, donc sans conflit, les ouvrières élèvent le couvain jusqu'à son terme. Lorsqu'il s'agit d'oeufs, les chercheurs obtiennent environ 40 % de mâles, ce qui montre bien que les oeufs haploïdes n'ont pas été détruits dans la colonie stock. Avec des larves du premier âge, ils n'obtiennent plus que 20 % de mâles. Ce qui démontre que, dans la colonie stock, environ la moitié des larves mâles ont été détruites par les ouvrières dès l'éclosion de l'oeuf. Les autres larves mâles seront détruites plus tard. Plus âgées, les larves mâles sont d'ailleurs identifiables par l'observateur, qui peut alors suivre leur devenir dans la colonie : elles sont attaquées et dévorées par les ouvrières.

Les ouvrières de la fourmi d'Argentine reconnaissent donc le sexe du couvain produit par leurs reines. Apparemment, cette reconnaissance n'est pas effective au stade oeuf mais plus tard, au stade larve du premier âge. Les larves mâles identifiées sont alors exécutées par les ouvrières qui biaisent ainsi la sex-ratio dans un sens qui leur est favorable. Il reste maintenant à trouver le signal qui permet l'identification du sexe mâle larvaire.

Ce travail apporte des arguments supplémentaires aux tenants de l'hypothèse génétique.

Il montre que ces sociétés d'insectes, où la division du travail semble à première vue favoriser une harmonie laborieuse, sont en fait le siège de luttes fratricides destinées à favoriser la parentèle la plus proche génétiquement.

Référence : Passera L., Aron S. - Early sex discrimination and male brood elimination by workers of the Argentine ant. Proceedings of the Royal Society of London, Series B - Biological Sciences, 263, 1041-4046, 1996.