A toi-à moi
La Recherche, n° 341, avril 2001


Patricia Romano da Silva, une jeune étudiante de troisième cycle qui travaille au musée de zoologie de São Paulo, étudie plusieurs colonies vivantes appartenant à l'espèce de la fourmi Blepharidatta conops. Un soir d'hiver, dans son laboratoire, Patricia me montre le prodige suivant.

Une ouvrière décide de transporter un immature (oeuf, larve ou nymphe) : aussitôt, une autre ouvrière se précipite pour lui disputer le privilège d'une aussi haute responsabilité. C'est ainsi que débute un rituel qui va durer plusieurs minutes, un ballet « à toi -à moi » serein mais obstiné, un duel qui a pour but de désigner une gagnante, qui accomplira la mission, et une perdante, qui partira à la recherche d'une nouvelle occasion.

Pourquoi font-elles cela ? Imaginons quatre principes :
1) Celles qui perdent perdent toujours et celles qui gagnent, gagnent toujours. Conclusion : il y a deux métiers chez les ouvrières. Il existe les « sparring-partners » et les « transporteuses ». Le rituel est donc une espèce d'entraînement visant à s'assurer de la bonne forme des « transporteuses ». Il est aussi possible que l'idée soit de vérifier la fiabilité de la puissance de rétention des mandibules... Car il ne faudrait pas qu'elles lâchent au premier trébuchement ou qu'elles cèdent au vol à la tire du premier affamé venu. Un peu comme le travail de l'écuyer, qui vérifie l'état des sangles de la monture avant que le cavalier ne parte au grand galop.
2) Une ouvrière donnée gagne parfois, perd parfois, si bien que le résultat final déterminera un ordre de classement. Il y aura donc l'ouvrière n° 1, l'ouvrière n° 2... Dans une colonie bien étudiée, on pourra ainsi miser, comme pour les tournois du Grand Chelem, sur le vainqueur de chaque rencontre. Dans ce cas-là, la réponse ne pourrait être plus darwinienne car le rituel est un mécanisme de « sélection préolympique » destiné à actualiser la liste des meilleures mandibules à chaque instant et à chaque endroit.
3) Une ouvrière donnée gagne ou perd de façon aléatoire. Dans ce cas, le « à toi-à moi » sert peut-être à détecter des immatures accidentellement mal tenus. A moins qu'il n'ait aucun rapport avec les ouvrières et ne concerne que l'immature : il existe peut-être une raison obligeant à l'« agiter avant utilisation ». Autrement dit, la lutte servirait en fait à stimuler un certain procédé intéressant davantage le transporté que le transporteur.
Une autre réponse intéressante serait que la réponse n'existe pas. Le rituel n'a aucun sens. La sélection naturelle a laissé passer un comportement qui ne dérange pas.
4) Aucune des options précédentes ne correspond aux résultats : autrement dit, certaines gagnent, d'autres perdent, en fonction de règles complexes. L'enquête continue...

Ce plan de recherche illustre très bien une belle métaphore du regretté Richard Feynman : le scientifique découvre les lois de la nature un peu comme le néophyte qui finit par déduire les règles du jeu d'échecs après avoir assisté pendant des heures, en simple spectateur, à des parties de café. Aujourd'hui, Patricia a réussi à marquer les 128 ouvrières d'une colonie à l'aide d'un minuscule poil de blaireau et d'un code à quatre couleurs. Les fourmis ont enfin renoncé à laver la marque et sont retournées au travail. Nous aurons bientôt les résultats de cette étrange compétition sportive : l'heure du dénouement approche...

Jorge Wagensberg
Professeur de physique et directeur du Museo de la Ciencia de la Fundation « la Caixa » à Barcelone.