Théodore Monod, le fou du désert

Dernier grand « savant » du siècle, à la fois biologiste, géologue, botaniste et anthropologue, ce traverseur de déserts a doublé sa quête scientifique d´une recherche spirituelle toujours en mouvement.

AVEC sa frêle silhouette et sa barbiche, Théodore Monod, mort mercredi 22 no-vembre à Versailles à l´âge de quatre-vingt-dix-huit ans, avait un air de famille avec le Père de Foucauld. Comme lui, il s´était pris de passion pour le Sahara ; comme lui, il arpentait le désert à pied, humble savant au milieu des populations nomades, auxquelles il vouait respect et admiration ; comme lui enfin, il avait préféré l´amour évangélique des hommes et des animaux à une carrière menée sabre au clair ou dans les bureaux parisiens.

Né le 9 avril 1902 à Rouen, fils et petit-fils de pasteurs, le jeune Théodore songe tout naturellement à poursuivre dans la même voie. Mais la science l´attire, et en particulier les sciences naturelles, vers lesquelles sa curiosité universelle l´a toujours porté. Lorsque sa famille s´installe à Paris, dans le 5e arrondissement, il devient un familier du Jardin des Plantes, et bientôt des collections du Muséum. « Pour être entré un jour, à cinq ans, dans ce monde enchanteur, je ne l´ai plus quitté », écrivait-il dans son testament spirituel, Le Chercheur d´absolu (Folio 3120, 1998).

A quatorze ans, il rédige sa première Relation zoologique et botanique d´un voyage dans le Midi, qu´il signe d´un pseudonyme, Paganel, naturaliste à Paris. Il y manifeste déjà son goût de la rigueur pour la description des insectes, des fleurs et de tout ce qui vit caché dans les fourrés. L´année suivante, il crée sa propre Société d´histoire naturelle, domiciliée à son adresse, et diffuse un bulletin qu´il tape lui-même à la machine. En 1917, il se lance dans la fabrication d´un journal scientifique, Le Martin Pêcheur, dont il est « rédacteur, imprimeur, directeur, secrétaire, trésorier, écrivain, livreur, relieur ». Il y rédige des monographies d´oiseau, des relations de voyage, jusque dans le lointain Tibet, qui le fascine. Il s´intéresse également aux astres, qu´il observe avec une lunette installée dans la salle de bains familiale…

Cette passion pour l´observation du milieu le conduit à s´inscrire en licence de sciences naturelles à la Sorbonne, à Paris, avec la perspective d´entreprendre ensuite des études de théologie pour devenir pasteur ou missionnaire. Mais ses études, brillantes, le désignent dès 1920 pour une mission océanographique de deux mois, à bord du contre-torpilleur Mistral, consacrée à l´étude du milieu marin de la presqu´île de Penmarc´h. La collecte du plancton, qui pourrait paraître ingrate, le passionne. Il termine sa licence par la géologie et entre au Muséum en 1921, comme boursier de doctorat – il prépare une thèse sur les isopodes, de minuscules crustacés vivant dans les estuaires.

L´année suivante, Théodore Monod est nommé assistant au Muséum dans le département des pêches et productions coloniales d´origine animale. C´est à ce titre qu´il embarque pour la Mauritanie, afin d´étudier les ressources halieutiques de cette côte très riche en poissons. Au lieu de rentrer directement en France après son année en Mauritanie, il décide de gagner Dakar avec une caravane de Maures, marchant à pied au pas des chameaux. C´est alors qu´il découvre vraiment le désert « lequel devint mon diocèse, écrit-il, et m´aida à guérir d´un amour non partagé ».

En 1925, deuxième expédition africaine. Une mission d´un an pour faire l´inventaire de la faune aquatique des fleuves du Cameroun. A pied, en pirogue et en chaise à porteurs, il sillonne l´Afrique équatoriale, depuis les côtes de la Guinée espagnole jusqu´à Fort Lamy, au Tchad, où il retrouve l´espace sahélien. Après avoir présenté sa thèse sur Paragnathia formica, exemplaire caractéristique de la famille des isopodes, il s´embarque pour une nouvelle traversée du désert. La Société de géographie le met en contact avec un riche Américain, qui l´embauche comme naturaliste pour la grande traversée du Sahara, d´Alger à Dakar, via Tamanrasset et Tombouctou. Au cours de cette mission de six mois, il se livre à ce qui deviendra son activité principale : la collecte d´échantillons de plantes, insectes, roches et fossiles. De la zoologie, sa discipline d´origine, il passe allègrement à la botanique, à la géologie, à la préhistoire et à l´ethnologie, multipliant notes savantes et simples observations avec croquis.

C´est au cours de cette expédition qu´il découvre dans l´ancien Soudan français (Mali), avec Wladimir Besnard, le fameux « homme d´Asselar », un des rares squelettes fossilisés d´Afrique occidentale remontant au néolithique. Il a ensuite la chance, pour son service militaire, d´être recruté comme chamelier de deuxième classe dans la Compagnie saharienne du Hoggar. C´est l´occasion rêvée pour lui de poursuivre sa collecte de roches et de décrire scientifiquement la géologie du massif de l´Ahnet. Il procède aussi à des relevés de gravures rupestres, qui témoignent de la faune et de la flore d´avant le désert. Théodore Monod, le pacifiste, n´a même pas besoin de faire de l´objection de conscience. La science lui suffit.

Suivent quatre années de vie presque tranquille auprès de sa femme, Olga Pickova, épousée en 1930, et de ses deux premiers enfants. A Paris, il a tout loisir de mettre de l´ordre dans ses collections et de les étudier en laboratoire. Mais le démon de l´aventure le reprend et, en 1934, il s´embarque pour une expédition à double objectif : poursuivre les fouilles du site de l´homme d´Asselar et retrouver la météorite tombée en 1916 dans la région de Chinguetti, en Mauritanie. Il ne la retrouvera pas, pas plus que la seconde fois, lorsqu´il arpentera ce même désert à l´âge de quatre-vingt-six ans… Cette région de l´Adrar mauritanien deviendra sa terre de mission et d´élection, celle où tout a commencé pour lui, à vingt-deux ans, et où il revient régulièrement, « en tournée pastorale ».

Ce qui ne l´empêche pas de repartir l´année suivante pour la traversée du Tanezrouft, un autre secteur du Sahara dont il étudie plus spécialement la géologie. A chaque fois, par sa frugalité, sa résistance physique et sa connaissance du désert, il fait l´admiration des militaires ou des indigènes qui l´accompagnent. Ils s´étonnent qu´un bourgeois parisien puisse arpenter ainsi la rocaille, brûlante le jour et glaciale la nuit, sans jamais se plaindre, trouvant toujours une roche à admirer ou une plante rare pour s´enthousiasmer.

LA découverte de cailloux cassés, d´ossements, lors de mes périples sahariens, fut toujours une plongée dans l´absolu », répondait-il : le désert, c´est aussi un « révélateur », « l´apprentissage de la soustraction. Deux litres et demi d´eau par personne et par jour, une nourriture frugale, quelques livres, peu de paroles. » Il faut l´aborder avec respect – « il est beau, ne ment pas, il est propre » – et non le traverser sans le voir, comme le feront les rallyes ou les norias de touristes pressés. Mais il n´est pas pour autant « le lieu de l´âge d´or », les hommes n´y sont « ni meilleurs ni pires » qu´ailleurs. Simplement, « plus que nous, note-t-il, ils ont gardé le sens de la poésie et du rire ».

En 1938, il s´embarque pour Dakar afin d´y installer l´Institut français d´Afrique noire (IFAN), créé sur le papier deux ans auparavant. Il y est bientôt rejoint par sa femme et ses trois enfants, mais la guerre survient et le deuxième classe Théodore Monod est affecté dans le nord du Tchad, pour surveiller la frontière libyenne où campe l´armée de Mussolini. Au lieu de jouer aux espions militaires, le chercheur explore en naturaliste tous les recoins du Tibesti, y compris en territoire libyen, ce qui lui vaut d´être rappelé à Dakar, où il parvient après des mois de chameau, voiture, camion, train et hydravion.

Durant la guerre, il profite de son poste à l´IFAN pour poursuivre ses recherches scientifiques tous azimuts et nouer des contacts avec la France libre, dont il devient l´un des représentants à Dakar. En 1943, il est nommé professeur au Muséum, ce qui lui permet d´alterner entre Paris, où il donne des cours, et Dakar, où il dirige l´Institut. De cette époque datent ses Textes de combat, à travers lesquels il dénonce, sur Radio-Dakar notamment, l´occupation allemande, la presse aux ordres, la rafle du Vel´d´Hiv. Ayant refusé de prêter serment, interdit de micro, il poursuit ses conférences auprès des « Français d´Afrique-Occidentale » et adresse ses textes à la revue La Quinzaine, dans laquelle il s´indigne du « mythe raciste », cite Péguy et dénonce les « dangeureuses images » de Signal, principal organe de la propagande nazie en Europe. En 1944, il accueille de Gaulle à Dakar.

L´après-guerre le propulse aux avant-postes de l´aventure scientifique. En 1948, il est désigné pour la première plongée du Bathyscaphe du professeur Auguste Piccard. La tentative, qui est en fait le premier essai en mer, tourne court. L´expédition au large du Cap-Vert s´interrompt à seulement 25 mètres de fond, dans la plus grande confusion. Nullement découragé, il récidive en participant à la deuxième tentative, menée au large de Dakar en 1954. Il atteint cette fois 1 450 mètres de fond. Mais, jusqu´à sa fin, c´est l´océan de sable et de rocaille qui le captive. Il multiplie les traversées en tous sens du Sahara, toujours à pied, avec des méharistes locaux.

De 1956 à 1964, il parcourt ainsi quelque 6 000 kilomètres de marche dans le désert, observant, notant et ramassant des échantillons. Titulaire de chaire, académicien (il est reçu à l´Académie des sciences en 1963), il reste homme de terrain et savant complet. En fait, il reste un naturaliste du XVIIIe siècle, voyageur impénitent et encyclopédiste que tout intéresse.

En 1997, à l´occasion de son quatre-vingt-quinzième anniversaire, un colloque organisé par le Muséum national d´histoire naturel (MNHN) a tenté de cerner l´étendue de son œuvre scientifique, titanesque. La géologie lui doit notamment la description de la série pourprée de l´Ahnet et des couches de l´Adrar, où il étudia également les Conophyton, des masses calcaires dues au piégage d´algues bleues fossilisées, organismes vivants parmi les plus anciens. Ces stromatolithes seront l´un des sujets de discussion du chercheur avec le Père Teilhard de Chardin, entre autres échanges plus spirituels. Pionnier de la préhistoire saharienne, il releva des gravures rupestres du Tibesti et détailla des pierres taillées du désert Lybique, avec la même patience, à cinquante ans d´intervalle. Son herbier, débuté en 1923 en Mauritanie, compte au moins 4 800 numéros.

Son nom est attaché à plus de trente espèces végétales, presque autant d´espèces d´insectes, une cinquantaine de crustacés, sans parler des innombrables poissons, tuniciers, batraciens, vers et myriapodes auquel est accolé le génitif latin monodi. Sa retraite professionnelle prise en 1973, il continue à fréquenter presque quotidiennement le laboratoire d´ichtyologie du MNHN, dont il a été directeur, quand il ne poursuit pas ses explorations, tout entier à son « goût non d´être un spécialiste, mais un encyclopédiste orienté vers le point de départ de l´aventure humaine ».

IL est de plus un humaniste, qui philosophe à l´occasion – avec le catholique Teilhard de Chardin, mais aussi l´athée Vercors – et milite pour les causes qu´il croit justes. Durant la guerre d´Algérie, il signe, en 1960, le Manifeste des 121 pour le droit à l´insoumission. Avec son collègue Jean Rostand, il fonde en 1966 le Mouvement contre l´arme atomique. Il se bat contre « les marchands de whisky et de nicotine », car il considère l´alcool et le tabac comme des drogues malfaisantes. Il dénonce la « pratique barbare » des corridas et milite pour « les droits de l´animal », et plus récemment pour le droit au logement. On aperçoit régulièrement son costume trois-pièces élimé dans les manifestations contre les centrales nucléaires, les rassemblements contre la chasse et les réunions de soutien aux insoumis. Il se lance même dans un jeûne pour le Larzac à l´âge de soixante-treize ans ! Il est vrai que cette diète est pour lui une hygiène, qu´il pratique une fois par semaine. Et aussi un engagement qu´il répète chaque année, lors de la marche pacifiste organisée jusqu´au PC souterrain de Taverny, le 6 août, pour marquer l´anniversaire de la bombe d´Hiroshima.

« Certes, ce ne sont pas quelques manifestations ou pétitions qui feront cesser l´esclavage, les ventes d´enfants, la faim, la grande misère, les diverses exclusions, constatait-il. Mais de telles perpétuelles tragédies ne peuvent qu´inciter à l´action pour exprimer notre désaccord et, ainsi, sauver l´honneur. » Homme de science épris de morale évangélique – « lâcher l´Evangile à travers le monde, quelle révolution ! Les Eglises sont là pour calmer le jeu », lâchait-il –, explorateur infatigable, on le voyait encore marcher dans le désert à quatre-vingt-dix ans passés, presque aveugle, se fiant à sa canne et à son expérience de méhariste. Ecologiste au sens plein du terme, il était à la recherche d´un monde plus juste, pacifique et respectueux de la vie sous toutes ses formes, même les plus humbles.

Roger Cans et Hervé Morin
Le Monde daté du jeudi 23 novembre 2000