Le Monde, 2-3 Juillet 2000

L'abeille butineuse, ouvrière en haute technologie

KARL VON FRISCH avait raison : de tous les hôtes des fleurs, les abeilles mellifiques sont les plus nombreuses et les plus empresses. Volant de fleur en fleur, elles transmettent, éleveurs inconscients, le pollen aux stigmates, provoquant ainsi, la fécondation. Et il en a été ainsi sur la terre longtemps avant que l'homme ne cueille le premier bouquet, ajoutait celui qui devait recevoir, en 1973, le prix Nobel de médecine pour ses travaux sur l'interprétation de la danse des abeilles.

En 1946, l'éthologue autrichien avait présenté à Zurich, devant la Société suisse des sciences naturelles, l'essentiel de ses conclusions : par l'orientation et la vitesse des mouvements qu'elle effectue sur les rayons de la ruche, la butineuse indique à ses congénères la direction et la distance de la source de nourriture qu'elle a découverte. Un demi-siècle plus tard, on en sait, certes, un peu plus. Mais le langage de la butineuse, malgré des décennies d'exploration scientifique et de progrès analytiques, n'a pas encore été entièrement décodé. Ce sommet de la communication animale continue de défier l'entendement. Comme, d'ailleurs, la plupart des facettes biologiques de ce fabuleux insecte social.

UNE REINE PAR COLONIE

Dans l'ordre des hyménoptères, famille des Apidae et genre Apis, voici donc l'abeille domestique Apis mellifera, la plus largement utilisée en apiculture, et la plus étudiée. Noire ou jaune, agressive ou docile, dotée d'une langue plus ou moins longue et de diverses caractéristiques comportementales, on en dénombre dans le monde près de vingt sous-espèces - parmi lesquelles l'africaine et préoccupante A. m. capensis, qui fait chaque année plusieurs morts aux États-Unis. Toutes vivent en colonies, chacune constituée de 40 000 à 60 000 individus. Parmi eux: une reine unique, quelques milliers de mâles, et une flopée d'ouvrières dotées d'un équipement complet qui leur permettra, tout au long de leur vie, d'exercer leurs multiples métiers. Et, surtout, d'aborder leur fin de carrière en toute efficacité.

Après avoir successivement nettoyé le logis, nourri les petits, bâti les cellules, reçu et stocké les provisions, alimentaires, et ventilé la ruche et gardé son entrée, l'ouvrière devient butineuse. A l'âge de deux semaines, elle effectue ses premiers vols de repérage: unes semaine plus tard, la détection et la récolte du nectar, du pollen et du miellat n'ont plus de secrets pour elle. Détecteur de parfums, pompe à nectar, brosse et corbeille à pollen à l'appui, l'ouvrière consacrera à ce dernier travail toute son énergie, transportant des pelotes de pollen presque aussi lourdes! qu'elle (75 mg contre 100 mg), parcourant à chaque butinage une distance moyenne de 1 500 mètres s'éloignant même, dans les grandes occasions, jusqu'à 12 kilomètres de la ruche. Pour elle, pas de retraite. Elle mourra d'épuisement à la tâche. Après avoir fait preuve d'une efficacité hors du commun dans le règne animal.

UNE DANSE ENCORE MAL CONNUE En plus de quatre cents voyages, la récolte d'une seule abeille ne permet, certes, de fabriquer que 4 grammes de miel... Mais une ruche peut comprendre jusqu'à 20000 butineuses, pour qui l'union, bien plus que dans nos sociétés les plus solidaires, fait véritablement la force. Pour assurer l'Approvisionnement de la colonie et repérer les plantes nourricières, ces inlassables travailleuses ne se contentent pas de mettre à contribution leur Vue et leur odorat, ni de présenter d'étonnantes capacités de mémoire et d'orientation aérienne, ni même de révéler un sixième sens -celui du temps-, qui leur permet, grâce aux bons soins d'une horloge interne, de ne visiter les fleurs qu'aux heures, où elles sécrètent leur nectar. Elles maîtrisent aussi un code de communication d'une subtilité inouïe, dont la fameuse « danse » ne forme que l'élément central.

Cette danse, qui permet à celle qui l'exécute de transmettre par ses vibrations des informations extrêmement précises sur la distance, l'orientation et la qualité de la source qu'elle a dénichée, continue donc de dévoiler ses richesses. On a ainsi récemment découvert que le dialogue était d'autant plus fructueux entre danseuses et suiveuses que celles-ci sont étroitement apparentées la reine des Apis mellifera étant fécondée par plusieurs mâles au cours de son vol nuptial, sa descendance est génétiquement hétérogène, et les butineuses st? de préférence, à l'odeur, lciti sœurs de sang. Mais la fonction de butineuse recèle encore de, profondeurs inconnues, auxquelles la science commence tout juste à s'intéresser.

MISE EN ÉQUATION

Sous le contrôle de quel déterminisme une ouvrière va-t-elle devenir pionnière, danseuse ou suiveuse ? Quelle souplesse de manœuvre comporte cette répartition des tâches, qui permet par exemple, lors de la soudaine floraison d'une culture, d'appeler à la mobilisation générale ? », précise Minh-Hà Pham-Delègue, directrice du laboratoire de neurobiologie comparée des invertébrés de l'INRA (Bures-sur-Yvette). A toutes ces questions, les chercheurs répondent aujourd'hui par de complexes systèmes d'équations, afin d'établir des modèles ayant valeur prédictive. Des aides au raisonnement dont la raison humaine a bien besoin pour tenter de décoder dans son intégralité cet incroyable langage.

Catherine Vincent