La fourmi, dans ses pérégrinations, ne perd jamais le nord

MAIS comment font-elles ? Quelle forme d'intelligence possèdent-elles, qui permet aux fourmis, malgré leur tout petit cerveau, de réaliser de telles performances ? Laissons de côté les mille autres facettes comportementales, toutes passionnantes, de ces insectes sociaux, et penchons-nous sur une seule d'entre elles : leur système d'orientation dans l'espace. On le savait sûr, on le découvre aujourd'hui doué d'un pouvoir de discrimination extrême. Et tellement efficace sous son apparente simplicité que les roboticiens eux-mêmes s'y intéressent.
Comme la plupart des hyménoptères, les fourmis empruntent des routes familières entre leur nid et leurs lieux de ravitaillement alimentaire. Suivons l'une d'elles, prise au hasard parmi les dix mille espèces qu'héberge notre planète. Ouvrière chargée des provisions, elle a quitté la fourmilière et chemine sans hâte. Sur sa route, grâce au fin aiguillon situé à la pointe de son abdomen, elle dépose par traces infimes une phéromone d'orientation, composé odorant spécifique à l'espèce.
Joue-t-elle au Petit Poucet, et balise-t-elle ainsi la voie qui la ramènera au logis ? La réalité est moins égoïste. Pour les fourmis, les phéromones constituent avant tout un moyen de communication. Celles dévolues au pistage des routes ne font pas exception : elles servent surtout à informer les congénères du meilleur chemin à prendre. L'individu qui a laissé ainsi son parfum ne l'humera guère lui-même, sauf, peut-être, s'il fait nuit ou par mauvais temps.
Dans l'équipement de ces randonneuses à six pattes, il y a aussi une boussole. Les fourmis moissonneuses Messor barbarus ont été les premières à en faire la démonstration, en 1911, sous l'oeil de l'entomologiste suisse Félix Santschi. Alors qu'elles s'en retournaient au bercail, il interposa entre elles et le soleil un écran opaque, et plaça un miroir de l'autre côté de leur route. Voyant ainsi l'image de leur astre déplacée de 180 degrés, les fourmis firent aussitôt volte-face.
Aujourd'hui, on sait que de multiples hyménoptères s'aident de cette boussole interne, selon un principe immuable : ils s'éloignent de leur point de départ dans une direction à peu près constante, et prennent au retour la direction opposée.

RETOUR AU POINT DE DÉPART
Mais la méthode a ses limites, et son imprécision, qui augmente avec la distance parcourue, peut entraîner de sérieuses déviations. Or la fourmi ne se perd pas. Bien au contraire, elle témoigne d'un sens de l'orientation à toute épreuve. Dans les forêts tropicales d'Afrique, l'espèce primitive Paltothyreus tarsatus bat tous les records : alors que sa fourmilière, de grande taille, comporte plusieurs sorties situées à plusieurs mètres les unes des autres, c'est à son point de départ, et nulle part ailleurs, que revient l'ouvrière. La boussole, cette fois, n'y est pour rien. Pour retrouver si précisément le chemin de son nid, elle stocke dans sa mémoire certaines des images rencontrées à l'aller - buissons, séquences d'ombre et de lumière, losanges de ciel découpés par les branches d'arbre. Au retour, il lui suffira de retrouver ces repères topographiques pour se savoir sur la bonne voie.
Voilà qui est plus familier ? C'est de cette proximité avec notre propre système d'orientation que, justement, surgit l'étonnement. Car ce qui n'est pour notre cortex que léger exercice de mémoire semble relever, pour un organe dont le diamètre n'excède pas le millimètre, de la prouesse pure et simple. Comment un cerveau de fourmi, riche d'un si petit capital de neurones (quelques milliers), apprend-il à reconnaître ces repères visuels ? C'est ce que tentent de comprendre depuis des années les chercheurs du laboratoire d'éthologie et de psychologie animale (CNRS-université Paul-Sabatier, Toulouse), dont une partie des travaux vient d'être publiée dans la revue Nature (datée du 24 juin).

ASTUCE CÉRÉBRALE
Leurs expériences, menées sur l'espèce méditerranéenne Cataglyphis cursor, ont donné des résultats stupéfiants. L'objectif : entraîner les fourmis à retourner au nid par le chemin le plus court, en traversant un labyrinthe constitué de quatre boîtes successives. Sur chaque boîte, deux issues, chacune surmontée d'un dessin noir ne différant de l'autre que par sa forme géométrique (rond/croix, étoile/carré, rectangle/triangle, losange/ovale). De ces deux issues, une seule conduit à la boîte suivante. Or les fourmis, après quelques séances d'entraînement, choisissent sans se tromper, sans même hésiter, la séquence de repères visuels qui les ramèneront le plus rapidement au nid. Et dans le bon ordre !
De l'astuce cérébrale qui permet à cet insecte de distinguer des signaux si proches les uns des autres, et de les utiliser à bon escient sur des routes longues et changeantes, les chercheurs ne savent rien encore. Mais ils soupçonnent l'existence d'un mécanisme comportemental particulier, qui minimiserait la charge de mémoire nécessaire à ce mode de navigation si enviable, à la fois fiable, robuste et efficace. Alors, comment font-elles ? Après les entomologistes, c'est désormais au tour des experts en intelligence artificielle de se poser la question.

De formidables réseaux routiers
Grâce à leurs phéromones d'orientation, dont elles font un usage collectif, de nombreuses espèces de fourmis construisent et entretiennent autour de leur nid un vaste réseau de pistes chimiques, doté de voies principales, secondaires et tertiaires. Certaines vont même jusqu'à créer d'immenses réseaux d'unités sociales : les nids sont reliés les uns aux autres par ces pistes odorantes, ce qui permet de pratiquer à volonté l'échange d'informations, de nourriture ou de populations.
En 1980, une supercolonie de Formica lugubris fut ainsi repérée dans le Jura suisse, qui s'étend aujourd'hui sur plus de 25 hectares. La plus gigantesque de toutes fut décrite en 1979 sur l'île japonaise d'Hokkaido, sur la côte de la baie d'Ishikari. Etablie par l'espèce Formica yessensis - cousine de la fourmi des bois européenne - sur près de 300 hectares, elle comprenait environ 45 000 nids interconnectés, et abritait 306 millions d'ouvrières et un million de reines. Les fourmis, elles aussi, bâtissent des empires.

Catherine Vincent, Le Monde, samedi 3 juillet 1999