De l'avantage d'avoir des frères et des soeurs quand on est stérile
Les fourmis sont-elles encore en froid avec Darwin ?


Michel Chapuisat et Laurent Keller

La Recherche n° 296, mars 1997

Les sociétés d'insectes ont d'abord été perçues comme un sérieux accroc à la théorie de l'évolution par sélection naturelle. En effet, les individus stériles de ces sociétés font preuve d'un altruisme qui contredit la recherche individuelle d'une reproduction personnelle. Pourtant, les insectes sociaux ont un succès écologique remarquable, et l'altruisme existe aussi chez d'autres espèces d'invertébrés et de vertébrés. Aujourd'hui, en combinant des éléments génétiques et écologiques, les recherches sur les sociétés animales tendent à démontrer le bien-fondé des idées de Darwin.
Alerte chez les termites ! Un insecte prédateur menace l'entrée de la colonie. Immédiatement, un termite se dirige vers l'intrus. Arrivé à proximité, il contracte violemment son abdomen qui explose en projetant en tous sens un liquide jaune, visqueux et toxique. Ce liquide se coagule au contact de l'air, emprisonnant à la fois l'insecte ennemi et les restes du termite kamikaze.

Le sacrifice de sa vie est sans aucun doute l'exemple ultime de l'altruisme. Et c'est dans les sociétés d'insectes que ce type de comportement est le plus fréquent. Toutes les sociétés de termites et de fourmis, ainsi que celles de certaines espèces d'abeilles et de guêpes, sont caractérisées par une division du travail. Certains individus Ñ les reines et les mâles Ñ sont spécialisés dans la reproduction, alors que d'autres Ñ les ouvrières et les ouvriers Ñ sont en général stériles et ne se reproduisent pas. Les ouvrières et ouvriers prennent en charge les autres tâches, qui incluent la construction du nid, la récolte de la nourriture, l'élevage des jeunes et la défense de la colonie. Le terme « d'eusocialité » désigne ces sociétés qui comprennent un recouvrement de générations, des soins coopératifs au couvain, et surtout de « l'altruisme reproductif » , c'est-à-dire une répartition inégale de la reproduction entre les membres de la société.

Une caractéristique notable des insectes sociaux est leur succès écologique. Ils occupent la plupart des terres émergées et presque tous les types de milieux terrestres, du Sahara à la Sibérie. Bien que les insectes sociaux ne représentent qu'un relativement faible pourcentage d'espèces, ils constituent environ 15 % de la biomasse animale terrestre. Il n'est donc pas étonnant que, dans la majorité des écosystèmes, les insectes sociaux jouent un rôle primordial comme prédateurs, décomposeurs, brasseurs de terre ou pollinisateurs.

Pourtant, ce succès écologique et évolutif est basé sur un mode d'organisation qui, à première vue, contredit les bases mêmes de la théorie de l'évolution par sélection naturelle. Cette dernière postule que les individus les mieux adaptés laissent davantage de descendants. Ainsi, la fréquence des gènes favorables à la survie et à la reproduction d'un individu va augmenter dans une population, ce qui, génération après génération, fait évoluer les êtres vivants vers des formes complexes et bien adaptées à leur environnement. Or, les ouvrières et ouvriers des insectes sociaux sont programmés pour être stériles. Ils ont une morphologie et une physiologie particulières qui les empêchent de se reproduire. Comment de telles caractéristiques, qui empêchent les individus de transmettre des copies de leurs propres gènes à leurs descendants, peuvent-elles apparaître et se maintenir au cours de l'évolution ?

Ce problème fondamental de la biologie de l'évolution n'avait pas échappé à Darwin. Dans De l'origine des espèces , il notait que les fourmis ouvrières constituent « une difficulté particulière qui, au premier abord, [lui] parut insurmontable et réellement fatale à l'ensemble de [sa] théorie » . Bien que les mécanismes de l'hérédité fussent inconnus à l'époque, Darwin ébaucha une solution à ce paradoxe en proposant que la sélection s'applique à la famille aussi bien qu'à l'individu.

Cette solution élégante au paradoxe de la stérilité des ouvrières a été formulée dans un cadre génétique par le biologiste William D. Hamilton en 1963 et 1964(1). Le principe de base, connu sous le nom de sélection de parentèle ( « kin selection » ), stipule que des individus peuvent transmettre des copies de leurs propres gènes non seulement en se reproduisant, mais aussi en favorisant la reproduction d'individus apparentés, par exemple des soeurs, des frères ou des cousins. En effet, des proches parents partagent des copies de gènes identiques hérités de leurs ancêtres communs, exactement de la même manière qu'un enfant possède des copies de gènes de son père et de sa mère. Une ouvrière stérile qui aide sa mère à produire de nombreux frères et soeurs fertiles (les mâles et les futures reines) a donc trouvé un excellent moyen de transmettre des copies de ses propres gènes à la génération suivante ! La formalisation mathématique de cette idée est donnée par la « règle de Hamilton » , qui examine dans quelles conditions un comportement altruiste est favorisé par la sélection de parentèle (voir l'encadré « Règle de Hamilton »).

Les liens de parenté entre les membres d'une colonie d'insectes vont donc permettre l'évolution de l'altruisme reproductif dans ces sociétés. Toutefois, des études récentes ont montré que ces mêmes structures de parenté peuvent aussi générer des conflits entre les membres de la colonie, et que l'organisation sociale des insectes résulte finalement d'un équilibre subtil entre coopération et conflits.

En effet, les individus formant une société ne sont génétiquement pas homogènes, contrairement aux cellules d'un organisme. Lorsque les membres d'une colonie ont des intérêts génétiques partiellement divergents, chaque individu peut chercher à pousser ses propres gènes en avant, et ceci parfois au détriment de ses associés. Ces conflits sont de nature diverse et dépendent directement de la structure de parenté de la colonie. Par exemple, si plusieurs reines cohabitent dans un même nid, elles peuvent entrer en conflit quant à leur contribution relative à la reproduction(2).

Un autre type de conflit oppose la reine et les ouvrières quant à la proportion optimale de femelles et de mâles que la colonie devrait produire(3). Paradoxalement, la manifestation de ces conflits constitue une démonstration élégante de la validité de la sélection de parentèle (voir l'encadré « Des conflits entre reines et ouvrières »). Et par là même, un principe à la base des mécanismes de l'évolution darwinienne est mis en évidence, à savoir que les êtres vivants sont adaptés pour maximaliser la transmission de copies de leurs propres gènes à la génération suivante.

Il est important de souligner que la sélection de parentèle est actuellement l'unique théorie permettant d'expliquer l'évolution d'individus stériles. Les mem-bres d'un groupe social doivent être apparentés pour permettre l'évolution d'individus qui sacrifient leur reproduction afin de favoriser celle d'autres membres de leur société.

Chez les espèces eusociales, les individus qui coopèrent sont issus de groupes familiaux plus ou moins fermés, et ils sont donc en général apparentés. Toutefois, le degré de parenté diminue lorsque la reine s'accouple avec plusieurs mâles, lorsque plusieurs reines cohabitent dans un même nid, ou lorsque plusieurs nids échangent des individus et ne forment qu'une même société. Or, de tels phénomènes ne sont pas rares, en particulier chez certaines espèces de fourmis(4). Il est possible qu'une plus grande diversité génétique dans la colonie amène certains avantages en permettant, par exemple, une meilleure division du travail ou une plus grande résistance aux parasites(5).

Quoi qu'il en soit, et contrairement à une idée répandue parmi certains scientifiques, le degré de parenté ne doit pas être particulièrement élevé pour que la sélection de parentèle puisse opérer, il suffit qu'il soit plus grand que zéro. En effet, la théorie de la sélection de parentèle combine le degré de parenté avec les coûts et bénéfices liés à la socialité (voir les encadrés « Règle de Hamilton » et « Coûts et bénéfices liés à la socialité »). Même lorsque deux individus sont peu apparentés, un acte altruiste peut être favorisé par la sélection de parentèle s'il procure un bénéfice important à l'individu recevant l'aide, et entraîne un coût modéré pour l'individu altruiste.

La vie en société procure de nombreux avantages. Lorsque plusieurs individus coopèrent, les bénéfices se combinent souvent de manière non linéaire. Par exemple, deux individus qui travaillent ensemble peuvent élever un plus grand nombre de descendants que s'ils se reproduisent isolément. D'autre part, l'eusocialité est liée à un partage du travail qui permet aux différents individus de se spécialiser, ce qui les rend plus efficaces. Souvent, la reine ne fait que pondre, et se transforme en une véritable usine productrice d'oeufs. D'autres individus deviennent des ouvrières spécialisées dans certaines tâches spécifiques. Par exemple, les individus chargés de la défense de la colonie peuvent présenter de fortes modifications morphologiques adaptées à leur fonction, comme une tête énorme portant des mandibules redoutables. Des travaux récents ont d'ailleurs montré que les colonies d'une fourmi du sud de la France ( Pheidole pallidula ) réagissaient à la présence d'autres colonies proches, donc au risque de conflits, en augmentant la production de tels soldats(6). La coopération permet également d'accomplir des tâches hors de portée d'individus isolés, que ce soit dans le cadre de la construction du nid ou de la recherche de nourriture. Ainsi, les insectes sociaux sont capables de modifier ou de stabiliser l'environnement à leur avantage. Par exemple, les abeilles maintiennent l'intérieur de leur ruche à une température proche de 35 °C. Enfin, la vie en groupe permet de mieux résister à des prédateurs et à la compétition intraspécifique. Dans une splendide métaphore, le grand spécialiste des fourmis Edward O. Wilson compare une colonie d'insectes sociaux à « une usine construite à l'intérieur d'une forteresse » (7) , ce qui illustre bien les avantages que peut procurer la vie en société dans la compétition évolutive.

On a longtemps cru que l'eusocialité n'était apparue que chez les termites, les fourmis, les abeilles et les guêpes. Toutefois, des espèces eusociales ont récemment été découvertes parmi les pucerons(8), les coléoptères(9) et les thysanoptères*(10). De plus, l'eusocialité n'est plus l'apanage des insectes, puisqu'elle a depuis peu été observée chez des mammifères et des crustacés. Le rat-taupe glabre, un mammifère fouisseur africain, forme des sociétés qui peuvent contenir jusqu'à cent individus parmi lesquels une seule femelle se reproduit(11). De même, une unique femelle se reproduit au sein de colonies de crevettes comptant parfois plus de trois cents individus installés dans une éponge(12).

Les espèces eusociales présentent certaines caractéristiques communes, ce qui permet de mettre en évidence des éléments comportementaux et écologiques qui favorisent l'apparition de l'eusocialité. Par exemple, la vie dans un nid fixe met en contact les membres de générations différentes.

C'est certainement une condition importante qui va faciliter l'apparition de la coopération et l'évolution vers l'eusocialité. De même, la présence d'armes efficaces, telles que l'aiguillon des abeilles, des guêpes et de la plupart des fourmis, peut favoriser l'évolution de la vie en société, car les richesses de la colonie doivent être protégées contre les prédateurs et les parasites.

L'évolution des sociétés animales doit se comprendre dans un cadre général combinant des éléments génétiques, écologiques et comportementaux. Ces divers facteurs vont déterminer l'évolution d'une coopération plus ou moins poussée entre individus, tant chez les invertébrés que chez les vertébrés. Ainsi, les espèces eusociales représentent le point extrême d'un gradient de coopération qui, à l'autre extrême, comprend les espèces strictement solitaires. Entre ces deux pôles, il existe de nombreuses espèces chez qui l'altruisme reproductif est seulement facultatif ou temporaire (voir l'encadré « Coûts et bénéfices liés à la socialité »). Chez certains insectes, oiseaux et mammifères, les jeunes restent un certain temps avec leurs parents pour les aider. Par exemple, les jeunes adultes de la rousserolle des Seychelles, un oiseau, aident fréquemment leurs parents à élever la nichée suivante, alors qu'ils seraient eux-mêmes en état de se reproduire. Des expériences ont montré que ces jeunes adultes abandonnent leurs parents dès qu'un territoire de bonne qualité se libère dans le voisinage(13). Dans ce cas, le niveau d'altruisme des jeunes dépend donc des possibilités de nidification qui leur sont offertes dans l'environnement. Il est maintenant clair que, tant chez les invertébrés que les vertébrés, l'évolution de l'altruisme reproductif est influencée à la fois par des facteurs écologiques et génétiques. Malheureusement, les recherches sur l'évolution sociale n'ont souvent porté que sur le rôle d'un seul type de facteur, écologique ou génétique, et se sont limitées à un groupe taxonomique. Traditionnellement, l'étude des facteurs génétiques a prédominé dans les recherches sur les insectes, alors que les études chez les vertébrés ont mis l'accent sur le rôle des facteurs environnementaux. Une combinaison de ces deux approches, ainsi qu'une comparaison des divers groupes d'animaux eusociaux, devraient permettre de progresser dans la compréhension des mécanismes gouvernant l'évolution des sociétés animales.

 
MICHEL CHAPUISAT est chercheur au musée de zoologie de Lausanne, en Suisse.
LAURENT KELLER est professeur d'écologie à l'Institut de zoologie et d'écologie animale de l'université de Lausanne.


A.F.G. Bourke et N.R. Franks, Social Evolution in Ants , Princeton University Press, Princeton, 1995.
B. Hölldobler et E.O. Wilson, The Ants, Harvard University Press, Cambridge, 1990.
P. Jaisson, La Fourmi et le sociobiologiste, Odile Jacob, 1993.
L. Passera, L'Organisation sociale des fourmis, Privat, Toulouse, 1984.

*Les thysanoptères ou thrips, constituent un ordre comptant environ 3000 espèces d'insectes. Ils sont minuscules, et sont en général dotés de deux paires d'ailes étroites bordées de franges.

(1) W.D. Hamilton, Am. Nat. , 97 , 354, 1963 ; W.D. Hamilton, J. Theor. Biol. , 7 , 1, 1964.
(2) K.G. Ross, Behav. Ecol. Sociobiol. , 23 , 341, 1988 ; L. Keller (éd.), Queen number and Sociality in Insects , Oxford University Press, 0xford, 1993.
(3) R.L. Trivers et H. Hare, Science , 191 , 249, 1976.
(4) R.E. Page, Ann. Rev. Entomol. , 31 , 297, 1986 ; L. Keller, Trends Ecol. Evol. , 10 , 355, 1995 ; M. Chapuisat et al. , Evolution , sous presse.
(5) J.A. Shykoff et P. Schmid-Hempel, Proc. R. Soc. Lond. B. , 243 , 55, 1991.
(6) L. Passera et al. , Nature , 379 , 630, 1996.
(7) E.O. Wilson, The Insect Societies , Harvard University Press, Cambridge, 1971.
(8) T.G. Benton et W.A. Foster, Proc. R. Soc. Lond. B. , 247 , 199, 1992.
(9) D.S. Kent et J.A. Simpson, Naturwissenschaften , 79 , 86, 1992.
(10) B.J. Crespi, Nature , 359 , 724, 1992.
(11) J.U.M. Jarvis, Science , 212 , 571, 1981.
(12) J.E. Duffy, Nature , 381 , 512, 1996.
(13) J. Komdeur, Nature , 358 , 493, 1992.
(14) L. Sundström et al., Science, 274, 993, 1996.
(15) R.E. Stark, Ethology , 91 , 301, 1992.